[15] été 2015
Jamaïque et Jah mek yah
[15] pages 3-5
Aucun homme n’est une île, écrivait John Donne voilà quatre cents ans. Les Jamaïcains en ont fait un adage. Être soi mais l’être avec les autres. Un séjour sur l’île des Caraïbes vous fait forcément réviser votre fonctionnement dans le monde. Entre reggae et dancehall, à chacun de trouver son rythme.
Aucun homme n’est une île, écrivait John Donne voilà quatre cents ans. Les Jamaïcains en ont fait un adage. Être soi mais l’être avec les autres. Un séjour sur l’île des Caraïbes vous fait forcément réviser votre fonctionnement dans le monde. Entre reggae et dancehall, à chacun de trouver son rythme.
Tous les lointains sont bleus
[15] page 6
Elle insiste pour voir la chambre avant que nous la prenions. Avec mes quelques mots de la langue du pays, j’explique au patron de l’hôtel que nous voudrions d’abord la visiter. La douche est à l’étage, les W.-C. au fond du couloir. On s’y torche de la main gauche, grâce à un petit robinet à même le sol. La chambre comporte un double lit à sommier métallique. Draps propres, bien que troués. Les volets sont fermés, la fenêtre a gardé tous ses carreaux de sorte que nous pourrons nous abriter du froid de la nuit. Sur ce plateau à mille huit cents mètres d’altitude, après minuit, les cailloux gèlent.
Malgré l’absence de serrure, elle décide que nous pouvons nous installer. Je négocie le prix, une affaire entre hommes. Nous déballons nos sacs à dos, elle me dit:
– Pour la nuit, on poussera le lit contre la porte. (…)
> Tous les lointains sont bleus (Éditions Phébus)
Elle insiste pour voir la chambre avant que nous la prenions. Avec mes quelques mots de la langue du pays, j’explique au patron de l’hôtel que nous voudrions d’abord la visiter. La douche est à l’étage, les W.-C. au fond du couloir. On s’y torche de la main gauche, grâce à un petit robinet à même le sol. La chambre comporte un double lit à sommier métallique. Draps propres, bien que troués. Les volets sont fermés, la fenêtre a gardé tous ses carreaux de sorte que nous pourrons nous abriter du froid de la nuit. Sur ce plateau à mille huit cents mètres d’altitude, après minuit, les cailloux gèlent.
Malgré l’absence de serrure, elle décide que nous pouvons nous installer. Je négocie le prix, une affaire entre hommes. Nous déballons nos sacs à dos, elle me dit:
– Pour la nuit, on poussera le lit contre la porte. (…)
> Tous les lointains sont bleus (Éditions Phébus)
Lettre du Nicaragua
[15] page 7
Chers amis,
Le texte qui paraît dans Tous les lointains sont bleus date de juillet 1979. Il pourrait illustrer ce qu’un penseur anarchiste, Hakim Bey, appelle les «zones autonomes temporaires». Selon lui, c’est de cela qu’il faut désormais nous contenter, ces moments de révolte, de fête, où un territoire est libéré pour quelques jours, quelques mois. Puis tout rentre dans l’ordre triste.
Chers amis,
Le texte qui paraît dans Tous les lointains sont bleus date de juillet 1979. Il pourrait illustrer ce qu’un penseur anarchiste, Hakim Bey, appelle les «zones autonomes temporaires». Selon lui, c’est de cela qu’il faut désormais nous contenter, ces moments de révolte, de fête, où un territoire est libéré pour quelques jours, quelques mois. Puis tout rentre dans l’ordre triste.
Jours d’exil
[15] page 8-11
Compris parmi les accusés du 13 juin, je fus sollicité d’échapper par l’exil à la déportation qui m’attendait. S’exiler, c’était fuir la désespérante oisiveté et l’ennui poignant de la prison, c’était m’épargner la vue de ma mère de l’autre côté d’une grille. Je partis donc. Aussi bien, j’étais suspect, ce qui me rendait à charge aux braves gens qui me cachaient.
Changer de nom, telle est la première et la plus pénible des épreuves de l’exil. Pour la comprendre, il faut l’avoir subie. Se séparer de son nom, c’est se séparer de son corps et de son cœur, c’est briser avec son passé, s’isoler d’avec le présent, se couper tout avenir, abdiquer sa liberté, se renier. Renoncer à son nom, c’est renoncer à tout rapport avec les hommes. (…)
> Jours d’exil (Éditions Héros-Limite)
Compris parmi les accusés du 13 juin, je fus sollicité d’échapper par l’exil à la déportation qui m’attendait. S’exiler, c’était fuir la désespérante oisiveté et l’ennui poignant de la prison, c’était m’épargner la vue de ma mère de l’autre côté d’une grille. Je partis donc. Aussi bien, j’étais suspect, ce qui me rendait à charge aux braves gens qui me cachaient.
Changer de nom, telle est la première et la plus pénible des épreuves de l’exil. Pour la comprendre, il faut l’avoir subie. Se séparer de son nom, c’est se séparer de son corps et de son cœur, c’est briser avec son passé, s’isoler d’avec le présent, se couper tout avenir, abdiquer sa liberté, se renier. Renoncer à son nom, c’est renoncer à tout rapport avec les hommes. (…)
> Jours d’exil (Éditions Héros-Limite)
Quel vent t’apportera?
[15] pages 12-13
Attendez là, a dit Khosro le guide. Quelque part dans la nuit, en forêt, cinq personnes sont immobiles, entre l’urgence de quitter leur pays et l’impossibilité d’entrer dans un autre. Entre des bruits distants et le bruissement du vent, leurs voix, parfois chuchotées, deviennent poésie: la mère d’un jeune enfant qui fuit le chaos en Afghanistan; le garçon qui fuit le service militaire; l’homme qui abandonne tout pour suivre sa bien-aimée; le couple en dépression en quête de la vraie vie – tous sont unis par un espoir qui dépasse la peur de la mort.
Attendez là, a dit Khosro le guide. Quelque part dans la nuit, en forêt, cinq personnes sont immobiles, entre l’urgence de quitter leur pays et l’impossibilité d’entrer dans un autre. Entre des bruits distants et le bruissement du vent, leurs voix, parfois chuchotées, deviennent poésie: la mère d’un jeune enfant qui fuit le chaos en Afghanistan; le garçon qui fuit le service militaire; l’homme qui abandonne tout pour suivre sa bien-aimée; le couple en dépression en quête de la vraie vie – tous sont unis par un espoir qui dépasse la peur de la mort.
Une halte vers le paradis
[15] pages 15-17
C’était le mois d’octobre, tu étais au début de ta troisième année d’études universitaires, tu habitais dans le foyer d’étudiants. Vous étiez quatre garçons dans une chambre et ce matin-là vous deviez aller aux travaux patriotiques que le parti unique organisait chaque automne pour tous les jeunes inscrits dans les facultés du pays.
C’était le mois d’octobre, tu étais au début de ta troisième année d’études universitaires, tu habitais dans le foyer d’étudiants. Vous étiez quatre garçons dans une chambre et ce matin-là vous deviez aller aux travaux patriotiques que le parti unique organisait chaque automne pour tous les jeunes inscrits dans les facultés du pays.
La ligne imaginaire d’un monde redécouvert
[15] pages 19-21
Un silence comme avant un cataclysme. Le paysage pourrait disparaître là-bas, tout au loin, près de la ligne infinie qui suture la terre et le ciel. Avant d’être le témoin de cette évanescence, qui sera peut-être un naufrage, il faudra arpenter ces territoires dessinés par les hommes et dont les photographies ici révèlent l’ampleur. On en prend la mesure avec sidération.
Un silence comme avant un cataclysme. Le paysage pourrait disparaître là-bas, tout au loin, près de la ligne infinie qui suture la terre et le ciel. Avant d’être le témoin de cette évanescence, qui sera peut-être un naufrage, il faudra arpenter ces territoires dessinés par les hommes et dont les photographies ici révèlent l’ampleur. On en prend la mesure avec sidération.
Les enfants seuls
[15] page 23
Ma mère a rencontré mon père à l’âge de quatorze ans. Il en avait vingt. Pour rire, elle a trempé sa serviette de bain dans la piscine et l’a essorée au-dessus du corps de mon père, étendu pour une séance de bronzage.
Il l’a embrassée à la tombée du jour, au seuil de la porte. Ma grand-mère les a surpris, a giflé sa fille et l’amourette a pris fin avec l’été.
Ils se sont revus quelques années après et ont décidé d’habiter ensemble. Ils ont vécu confinés dans un studio, en fumant des Gauloises au réveil et en écoutant inlassablement les chansons de Daniel Guichard. (…)
> Les enfants seuls (Éditions d’autre part)
Ma mère a rencontré mon père à l’âge de quatorze ans. Il en avait vingt. Pour rire, elle a trempé sa serviette de bain dans la piscine et l’a essorée au-dessus du corps de mon père, étendu pour une séance de bronzage.
Il l’a embrassée à la tombée du jour, au seuil de la porte. Ma grand-mère les a surpris, a giflé sa fille et l’amourette a pris fin avec l’été.
Ils se sont revus quelques années après et ont décidé d’habiter ensemble. Ils ont vécu confinés dans un studio, en fumant des Gauloises au réveil et en écoutant inlassablement les chansons de Daniel Guichard. (…)
> Les enfants seuls (Éditions d’autre part)
Guy Brunet, l’obstiné
[15] pages 24-27
Un jeune garçon dans les années cinquante du XXe siècle, en Aveyron. Son père est projectionniste/gérant de salles de cinéma dans la région de Decazeville. Le fils l’assiste. La magie de la salle noire, les ombres sur l’écran l’envoûtent. Guy ne se lasse pas de voir et revoir les mêmes films plusieurs fois. Il les ausculte, les dissèque: scénario, mouvements de caméra, jeux des acteurs et des actrices, décors, éclairages, musique. Il prend sa décision: il sera réalisateur envers et contre tout. Le feu l’anime, le brûle, l’avenir n’a pas d’autre sens pour lui.
Un jeune garçon dans les années cinquante du XXe siècle, en Aveyron. Son père est projectionniste/gérant de salles de cinéma dans la région de Decazeville. Le fils l’assiste. La magie de la salle noire, les ombres sur l’écran l’envoûtent. Guy ne se lasse pas de voir et revoir les mêmes films plusieurs fois. Il les ausculte, les dissèque: scénario, mouvements de caméra, jeux des acteurs et des actrices, décors, éclairages, musique. Il prend sa décision: il sera réalisateur envers et contre tout. Le feu l’anime, le brûle, l’avenir n’a pas d’autre sens pour lui.
Tadzio à la Biennale
[15] pages 30-35
À Venise, au centre de la plus internationale des manifestations d’art contemporain, Karl Marx est donné à entendre chaque jour. Dans la multitude des expositions, et comme l’auteur du Capital, Noirs, femmes, autochtones, post-colonisés, enfants et adolescents prennent part au jeu de la représentation. Mais est-il possible de rendre justice à tous dans les méandres des fantasmes?
À Venise, au centre de la plus internationale des manifestations d’art contemporain, Karl Marx est donné à entendre chaque jour. Dans la multitude des expositions, et comme l’auteur du Capital, Noirs, femmes, autochtones, post-colonisés, enfants et adolescents prennent part au jeu de la représentation. Mais est-il possible de rendre justice à tous dans les méandres des fantasmes?
Chronique